L'engagement de Jaurès dans l'Affaire Dreyfus (Madeleine Rebérioux)

En 1993, Madeleine Rebérioux publie dans la revue Mil neuf cent, sous le titre « Jean Jaurès : pour l’amour de l’humanité », cet article qui constitue une excellente synthèse sur l’engagement de Jaurès dans l’Affaire Dreyfus :

 » L’opposition Guesde-Jaurès, ce topos du socialisme français, se noue traditionnellement autour de l’affaire Dreyfus : le refus de la lutte des classes, du lutte-de-classisme, comme dira Péguy, aurait permis à Jaurès d’incarner, dès la première heure, au même titre que Zola, le flamboiement dreyfusien dont se détournait l’étroitesse marxiste et ouvriériste de Guesde. Cette légende recèle, bien sûr, sa part de vérité, sa part seulement. Depuis quelques années, cependant, le resserrement de la problématique autour de la question des intellectuels a opéré un déplacement des interrogations : à quel titre Jaurès est-il intervenu dans l’Affaire ? se demande-t-on désormais. Comme socialiste, c’est-à-dire peu ou prou comme politique, comme homme de parti? Ou comme membre des réseaux normaliens, comme ami de Lucien Herr, bref comme intellectuel (1) ? Ces quelques lignes se proposent de faire le point sans prétendre apporter grand-chose de nouveau par rapport à deux contributions récentes qui m’ont permis d’abattre mes cartes (2).

Quelques données sont aujourd’hui acquises. Jaurès n’appartient pas à la première cuvée dreyfusiste. Avant lui, la famille. Avant lui, Bernard Lazare, Scheurer-Kestner et Clemenceau. Avant lui, les intellectuels normaliens : Lucien Herr, Léon Blum, Gabriel Monod, Charles Péguy, etc. Avant lui, Zola. Son engagement explicite commence en janvier 1898, entre le 16 et le 22 janvier, pour parler avec précision, et non sans de rudes contradictions. A partir de l’été 1898 — de l’été seulement —sa personnalité domine le mouvement, suscitant la haine des adversaires de Dreyfus, les inquiétudes aussi — la chose est moins connue et je me réserve d’en parler ailleurs — de plus d’un dreyfusard.

Trois problèmes se posent dès lors. Pourquoi si tard ? Puis : d’où vient ce choix ? Et pour finir : quel choix ? quel dreyfusisme ? La première question sollicite une chronologie relativement longue. La réponse à la deuxième s’inscrit au contraire dans le temps court. La troisième traverse activement les deux premières. Comment expliquer que Jaurès ne prenne dans ses fortes mains la cause de Dreyfus que trois ans, et plus, après sa condamnation, plusieurs mois après le démarrage des campagnes de presse ? S’agissant du jeune leader socialiste, cette question, qui ne le concerne pas seul, et de loin, se colore de son exceptionnelle présence politique et sociale. Acquis de longue date aux théories collectivistes, Jean Jaurès a découvert, en effet, depuis son élection à Carmaux en 1893, non seulement le militantisme le plus ardent mais la pensée socialiste sous sa forme la plus radicale : une saisine moderne du monde, un avant-gardisme de parole, de pensée et d’action. L’époque est, à ses yeux, scandaleuse : menue-monnaie que Panama ! C’est la société tout entière qui, au regard du droit, au regard de la justice, au regard des modes de production, constitue un scandale permanent, celui que combattent les socialistes.

Jaurès agressé à la Chambre des députés lors d'une de ses interventions en faveur de Dreyfus.

Jaurès agressé à la Chambre des députés lors d’une de ses interventions en faveur de Dreyfus.

S’il faut trier, s’il faut choisir, pourquoi s’apitoyer en priorité sur les malheurs du capitaine ? Sanction sévère que la déportation à l’île du Diable ? Mais Dreyfus, «convaincu de trahison par un jugement unanime » a eu la vie sauve, lui qui appartenait à la caste des officiers de carrière, alors qu’«on fusille sans grâce et sans pitié de simples soldats coupables d’une minute d’égarement et de violence» (3). Ces propos valent à Jaurès, le 24 décembre 1894, la censure avec exclusion temporaire de la Chambre.

S’il faut trier, s’il faut choisir, pourquoi plaindre en priorité le capitaine alors que, au cœur de l’été 1S95, la société et la République laissent Rességuier lock-outer les verriers de Carmaux contraints à l’exode ? Pour deux ans, la nouvelle Verrerie— la «Verrerie ouvrière» — devient la grande affaire de Jaurès : problème d’emploi, problème de classe, problème de justice (4). Les tribunaux le condamnent pour s’être « ingéré dans une affaire privée» en soutenant les verriers. Et le suffrage universel, en apparence bien assis, ne se porte guère mieux que le droit ouvrier balbutiant : plusieurs mois avant les législatives de 1898, Jaurès doit renoncer à défendre sa circonscription : y met-il les pieds que se déchaînent les provocations dont le maître de la mine profite pour renvoyer les mineurs mal-pensants (5).

Faut-il ajouter — il le faut — que les débuts tâtonnants du dreyfusisme politique n’ont rien de très exaltant aux yeux des socialistes ? Si on laisse de côté le vieux Scheurer-Kestner peu ouvert aux problèmes du monde moderne, c’est parmi les adversaires acharnés du socialisme que se recrutent les premiers dreyfusards : un Yves Guyot, le directeur du Siècle, dénonce à l’envi Jaurès, ce «Numa Roumestan du socialisme» , comme faisant «l’apologie du vol professionnel» (6) ; un Ludovic Trarieux avait été en 1893 rapporteur des «lois scélérates» sur la presse ; ministre de la Justice en 1895, il donne au procureur de la République, dans l’affaire Rességuier, des consignes qui visent à éradiquer la popularité de Jaurès dans le Tarn (7). Pire, peut-être : l’engagement d’un Joseph Reinach, celui d’un Emmanuel Arène— le «Vidi» du Figaro — n’apparaissent pas vierges de toute arrière-pensée politique. Les socialistes les soupçonnent de chercher à réhabiliter, en prenant la défense du capitaine, le clan gambettiste, leur clan, éliminé du pouvoir politique en 1893, après Panama, au bénéfice des «cléricaux». D’un côté, le «groupe judaïsant et panamisant». De l’autre, les mélinistes auxquels les Juifs n’inspirent que mépris et qui s’attachent à disqualifier, à travers Dreyfus, tous les non-catholiques, tous les «dissidents», libres-penseurs et protestants. Telle est l’analyse politique du célèbre «Manifeste» adopté le 19 janvier 1898 par le groupe socialiste unanime, Jaurès compris. Un texte dont, bien à tort, on ne cite jamais que la fin : «Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise» (8).

Un texte annoncé depuis plusieurs semaines dans la Petite République par divers articles de Jaurès, Sembat et Vaillant (9).

Voici donc «les Juifs», à travers le «groupe judaïsant», intégrés, avec l’aval de Jaurès, à un argumentaire socialiste, six jours à peine après «J’accuse» . Même si le Manifeste, lu dans son entier, donne à comprendre que les deux «clans» ne sont pas renvoyés tout à fait dos à dos, la référence aux Juifs renvoie à la question dite de l’antisémitisme socialiste, ou plutôt, puisque c’est de Jaurès qu’il s’agit ici, à la conception qu’il en a et au rôle de frein qu’elle a pu jouer dans son adhésion au dreyfusisme. Maintes fois scrutée, l’attitude de Jaurès est aujourd’hui assez bien connue.

Certes il lui était arrivé, en 1890, de suggérer à Drumont (10) que le socialisme pouvait, sans soulever d’objections, se «nuancer d’antisémitisme» : c’était pour affirmer que «l’action juive» n’est que «un cas particulièrement aigu de l’action capitaliste». Certes en avril 1895, au retour d’un bref voyage à Alger où il avait assisté au troisième congrès du «Parti socialiste algérien», animé par un antisémite notoire, Daniel Saurin, il avait stigmatisé le rôle, là-bas, de «l’usure juive» et employé le concept de «juiverie». Dans les deux cas, il avait manifesté une insuffisante distance par rapport à ce que Marc Angenot a appelé le discours social, la «doxa», fût-ce dans sa version socialiste (11). Et la comparaison qu’il introduit le 22 janvier 1898 encore, dans la Petite République entre les «écumeurs juifs» et les «cléricaux» ne rend pas un son très différent du texte, vieux de trois jours, du Manifeste : moins politique cependant, ou plutôt à demi-politique — les cléricaux — , il garde, à l’horizon, le thème, social, du rôle de la banque juive.

Il convient cependant de rappeler le caractère exceptionnel de ces textes dans un discours jaurésien encore mal débarbouillé. Il convient de rappeler qu’à la différence d’autres socialistes, il n’a jamais accepté de paraître sur une estrade aux côtés du marquis de Mores ou des hommes de la Libre parole, même pour sauver la Verrerie ouvrière. A les bien regarder, il y a plus d’ironie que de complaisance dans les épithètes d’apparence louangeuse — «psychologue», «sociologue» — dont il affuble Drumont qui lui avait fait longtemps en revanche une cour empressée.

Au fond, malgré des imprudences de langage et un fond de méfiance à la fois rural et socialisant à l’égard de la banque juive emblématique du capitalisme tout entier, non seulement il n’a jamais eu recours à l’antisémitisme populiste, mais il aurait pu dire, en 1898 comme en 1890 (12), qu’il n’y a somme toute «qu’une race qui est l’humanité».

Reconnaissons cependant que, à la différence de Zola, la haine de l’antisémitisme ne joue par un rôle déterminant dans son passage au dreyfusisme. L’importance symbolique que nous attachons aujourd’hui à la question juive ne lui apparaît pas centrale. Alors, les motifs ? La certitude de l’innocence de Dreyfus? Il ne la détient pas en janvier 1898, à l’heure, nous allons le voir, de son premier engagement. Bien plutôt, de façon quasi caractérielle, mais à haute formulation politique, l’horreur des «équivoques», des «mensonges», des «lâchetés» qu’il dénonce à la Chambre dans son grand discours du 22 janvier 1898. La véhémence avec laquelle il apostrophe Méline, sa manière de gouverner sans gouverner, de parler en se taisant, en dit long à la fois sur son désir de transparence politique, sur son besoin d’assister à la confrontation publique des arguments des «deux clans», bref sur le rôle qu’il attache au Parlement, ce lieu de parole contradictoire, cet outil de la démocratie moderne. Moderne aussi— ô combien ! dans une société passablement gérontocratique — la volonté de Jaurès d’entendre la voix de «la jeunesse» énoncer les devoirs et les espoirs de l’avenir. Le socialisme ne revêt-il pas les couleurs de la jeunesse du monde ? Aux jeunes antisémites auxquels Zola s’est adressé en décembre 1897 13, il oppose, trois jours avant le Manifeste, «tous ces jeunes hommes, cette élite de pensée et de courage qui, sans peur, proteste publiquement contre l’arbitraire croissant des porteurs de sabre, contre le mystère dont ils environnent leur palinodie de justice», bref cette jeunesse normalienne et socialiste dont Péguy, entre autres, s’est fait le héraut. L’Affaire ou la modernité.

Couverture Les Preuves, livre Jaurès sur Affaire Dreyfus

Le livre de Jaurès, Les Preuves, réunissant son travail prouvant l’innocence de Dreyfus

Engagement individuel ? Engagement collectif ? «Je le dis sous ma responsabilité personnelle», s’est-il écrié le 22 janvier, au milieu du tumulte. Mais un socialiste peut-il se passer du soutien des siens ? Or des guesdistes aux indépendants — Millerand, Viviani — les élus, pour des raisons fort diverses, se montrent fort méfiants. Est-il raisonnable de placer l’Affaire au cœur des législatives qui approchent? Jaurès va témoigner au procès Zola, puis il retrouve le silence sur Dreyfus. Sa défaite électorale, en mai, le libère. Il va pouvoir prendre du champ, pour aborder la politique autrement. En conquérant pour la première fois un vrai pouvoir de presse, en devenant en juin codirecteur, avec Gérault-Richard, de la Petite République dont Millerand abandonne la direction pour aller relancer la Lanterne, Jaurès ne cherche-t-il pas, entre autres, à réintervenir, sur des bases plus sûres, en dreyfusisme ?

Tel est mon sentiment. Il s’appuie en particulier sur les nouvelles interpellations qui s’adressent à lui en ce mois de juin décisif. Elles ne viennent plus seulement de la «jeunesse pensante», mais d’un secteur du mouvement ouvrier. C’est Paul Fribourg, un cheminot de trente ans, militant du Parti socialiste révolutionnaire, le parti de Jean Allemane, qui l’interpelle le 11 juin dans le journal des allemanistes. Il le supplie d’opposer la «clarté convaincante de sa parole» et son «rayonnant esprit» aux difficultés de compréhension des milieux populaires et des ouvriers (16). Or Jaurès est très attaché aux allemanistes, ces socialistes à mi-chemin du parti, du syndicat et de la coopérative, ces militants dont le soutien sans faille lui a permis de créer la Verrerie ouvrière d’Albi, une œuvre prolétarienne particulièrement complexe (17). Le voici en état maintenant de répondre à leur appel (18).

Coup de dé final du hasard. Le discours du nouveau ministre de la Défense, Cavaignac, sème, le 7 juillet, le désarroi chez les dreyfusards : il y a donc des «preuves» formelles contre Dreyfus ? Et une dizaine de jours plus tard, le 18 juillet, Zola, conseillé par Labori, quitte en secret Paris pour Londres : il perd ainsi l’hégémonie intellectuelle que «J’accuse» lui avait valu dans la bataille.

A Jaurès de prendre le relais, à lui de s’engager en dreyfusisme, mais comme socialiste. C’est dans la Petite République qu’à partir du 10 août il entreprend de publier ses propres Preuves : une œuvre d’histoire à chaud d’un exceptionnel intérêt, une œuvre militante aussi dont la rédaction est comme couplée avec une tournée de conférences: Montpellier, Sète, Toulon. Seul le soutien des bourses du travail permet d’assurer la sécurité des orateurs dreyfusards. Des intellectuels s’en réjouissent, tel Célestin Bougie. D’autres, plus âgés, plus méfiants devant le socialisme, tel Joseph Reinach, s’en inquiètent : ces trublions ne risquent-ils pas d’entraîner le dreyfusisme du terrain du droit sur celui de la révolution sociale (19) ? La vision de Jaurès n’exclut certes pas cette hypothèse. Elle englobe en même temps une vision du monde où « nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité » (20). Dans toutes les grandes crises nationales il faudra désormais compter avec le socialisme. C’est bien en politique que Jaurès est entré dans l’Affaire.

NOTES :

1. Cf. la contribution de С Prochasson au colloque Jaurès et les intellectuels, à paraître en 1993 aux Editions ouvrières.

2. M. Rebérioux, «Zola, Jaurès et France : trois intellectuels devant l’Affaire», les Cahiers naturalistes, n° 54, 1980, pp. 266-281 ; et «Classe ouvrière et intellectuels devant l’Affaire : Jaurès», dans G. Leroy (dir.), Les Ecrivains et l’affaire Dreyfus, PUF, 1983, pp. 185-198.

3. Discours à la Chambre, 24 décembre 1894.

4. Cf. J. W. Scott, Les Verriers de Carmaux. Histoire de la naissance d’un syndicalisme, Flammarion, 1982.

5. R. Trempé, Les Mineurs de Carmaux, Editions ouvrières, 1971.

6. M. Rebérioux, « Jaurès vu par Yves Guyot », Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, oct.-déc. 1977.

7. Cf. J. W. Scott, op. cit., p. 120.

8. De larges extraits du Manifeste ont été publiés par J.-J. Fiechter, Le Socialisme français : de l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, Genève, Droz, 1965, p. 49.

9. La Petite République : Jaurès, 11 déc. 1897 ; Sembat, 15 déc. ; Vaillant, 17 déc.

10. La Dépêche de Toulouse, 5 février 1890.

11. M. Angenot, Ce que l’on dit des Juifs en 1899, Presses universitaires de Paris VIII – Vincennes, 1989, préface de M. Rebérioux.

12. La Dépêche de Toulouse, art. cit., note 10.

13, Dans sa célèbre brochure, Lettre à la jeunesse. Sur la chronologie de l’intervention de Zola, un travail définitif, celui d’Alain Pages, Emile Zola, un intellectuel dans l’affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991.

14. La Lanterne, 16 janvier 1898.

15. Cf. la lettre que Péguy adresse à ce sujet à Georges Renard, le 10 juillet 1898 : il se dit convaincu que Millerand entend développer une ligne anti-jaurésienne, anti-dreyfussarde (Ch. Péguy, Œuvres en prose complètes, sous la direction de R. Burac, Gallimard, La Pléiade, 1. 1, 1987, p. 1556) .

16. Le Parti ouvrier, 11 juin 1898.

17. On attend l’édition à Toulouse de la belle thèse consacrée en 1980, par Marie-France Brive, à La Verrerie ouvrière d’Albi.

18. Dès le 29 janvier 1898, Maurice Charnay, dans le Parti ouvrier, avait demandé à Jaurès de s’engager dans la «proclamation de l’innocence de Dreyfus ».

19. La biographie de Victor Basch, fondateur de la section de Rennes de la Ligue des droits de l’homme, permettra à Françoise Basch de montrer les obstacles auxquels il se heurte pour faire venir Jaurès à Rennes.

20. Les Preuves, éd. 1898, p. 13. Reprint du livre de Jaurès aux éd. du Signe avec une présentation de M. Rebérioux.

 

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