Discours et Appel de Clara Zetkin contre la guerre (1912 / 1914)

24 novembre 1912. Face à la menace de guerre mondiale que vient de réveiller la guerre dans les Balkans, plus de 500 délégués socialistes, venus de 23 pays, se réunissent à Bâle pour exprimer leur volonté d’éviter la guerre. Le dimanche, dans les rues, dix mille manifestants. Et, dans la cathédrale de Bâle, discours de plusieurs grands responsables socialistes, dont Jean Jaurès (qu’on peut lire ici) et Clara Zetkin.

Congrès socialiste international, Bâle 1912.

Clara Zetkin :
Au nom des femmes socialistes de tous les pays, je déclare ceci :

« Indissolublement unies avec l’Internationale socialiste relativement au but à atteindre, nous avons toujours considéré comme notre devoir, et ça été notre bonheur et notre honneur, de partager tous vos travaux et toutes vos luttes. Mais si jamais nous avons participé avec joie et de tout cœur à votre œuvre, c’est dans ce moment-ci, où vous voulez conduire le prolétariat mondial à la sainte croisade contre la guerre. Nous nous joignons à vous sans réserve, avec toutes nos énergies, avec toute notre âme. Et nous le faisons précisément parce que nous sommes femmes, parce que nous sommes mères ! Car, quelles qu’aient été les variations des conditions sociales durant le cours du temps, notre sexe a eu, pendant des centaines de milliers d’années, la tâche de porter et d’élever de nouveaux hommes. Cette tâche a été notre fardeau, mais aussi notre bonheur. Et elle a contribué pour sa part à nous élever jusqu’au point où nous sommes arrivés aujourd’hui. Tout ce qui vit en nous, en tant qu’expression personnelle du progrès général de l’humanité et de l’idéal général de la civilisation, se soulève, se détourne avec horreur à l’idée de la menace d’une destruction en masse, d’un anéantissement en masse de vies humaines, dans une guerre moderne. Toutes ces existences n’ont-elles pas été portées dans le sein d’une mère et dans les moments de joie et de souffrance n’ont-elles pas connu le dévouement maternel ?

Et le frémissement d’horreur ressenti à l’approche du fléau amène sur nos lèvres cette question : Quel est le criminel qui ose seulement penser à pareille œuvre de mort ?

En recherchant le coupable, notre regard plonge sous la surface des événements politiques et nous découvrons, sous l’enchevêtrement des faits sociaux, que le principal fauteur de la guerre actuelle, de la guerre mondiale menaçante, c’est le Capitalisme.

De nos jours, le système capitaliste est le grand dévoreur de l’homme. La guerre n’est que l’amplification et l’extension du meurtre en masse dont le capitalisme se rend également coupable en soi-disant temps de paix et à toute heure envers le prolétariat. Chaque année, il tombe sur le champ de bataille du travail, dans toute nation à système capitaliste développé, des centaines de milliers de victimes, c’est-à-dire plus dans un court espace de temps que la plus sanglante guerre n’en dévore.

Et nous-mêmes, les femmes, nous constatons que nous fournissons un nombre croissant de victimes et que notre charte civique, elle aussi, est écrite avec du sang. Mais nous constatons encore autre chose : l’horrible infamie du meurtre en masse des peuples lancés les uns contre les autres est la forme la plus criminelle et la plus insensée, de l’exploitation en masse du peuple des déshérités par le capitalisme. Ne sont-ce pas les fils des masses travailleuses qui, trompés, excités et aveuglés, sont conduits les uns contre les autres pour s’égorger mutuellement ! Eux, qui devaient être des frères, des camarades dans la lutte pour la liberté.

Contre ce crime, nous nous révoltons comme femmes et comme mères. Nous ne pensons pas seulement aux corps écharpés et déchiquetés des nôtres, nous pensons tout autant à l’assassinat en masse des âmes, qui est une conséquence inévitable de la guerre. Il menace ce que, en notre qualité de mères, nous avons semé dans l’âme de nos enfants, ce que nous leur avons légué comme l’héritage le plus précieux de la civilisation et du progrès de l’humanité, c’est-à-dire la conscience de la solidarité Internationale et de la fraternité des peuples. Cet idéal est avili, souillé, tué par la guerre. C’est contre cela que nous luttons avec toute la force d’une conviction inébranlable, et dans cette lutte nous marchons coude à coude avec vous. Il y a plus : Vous autres, camarades, vous ne sauriez, dans votre lutte contre la guerre, pas du tout vous passer de l’aide des femmes. Nous vous amenons l’avenir et la victoire. Si nous, les mères, nous inculquons à nos enfants la plus profonde horreur de la guerre, si dès la prime jeunesse nous faisons éclore dans leur âme le sentiment, la conscience de la fraternité socialiste, le temps viendra où, même à l’heure du plus grave péril, il n’y aura plus au monde une puissance capable d’arracher de leur cœur et de détruire cet idéal. Alors, nos filles et nos fils ne seront pas seulement les enfants de notre corps, car ils auront bu le meilleur du sang de notre cœur, ils croîtront comme des enfants de notre âme et notre idéal le plus élevé vivra éternellement en eux. C’est pourquoi, aux heures des plus graves conflits et des plus durs sacrifices, ils se souviendront avant tout de leur devoir de prolétaires et d’hommes. Ce sera là leur loi suprême.

Clara Zetkin

Si nous, les femmes et les mères, nous nous élevons contre le meurtre en masse, nous n’agissons nullement ainsi parce que l’égoïsme et la pusillanimité nous rendraient incapables de faire un grand sacrifice en faveur d’un noble but et d’un noble idéal. Nous avons passé par la rude école de la vie en système capitaliste et nous y sommes devenues des combattantes.
Nous sommes parvenues à un degré de force qui nous permet de faire un sacrifice beaucoup plus douloureux que celui d’offrir notre propre sang. C’est pourquoi nous sommes assez fortes pour voir combattre et tomber les nôtres quand il s’agit de la liberté. Pour cette lutte, nous voulons que les femmes du peuple soient animées de l’esprit des mères des antiques légendes, qui remettaient le bouclier à leurs fils avec les mots : « Avec lui ou sur lui ! » Nous apportons nos soins les plus ardents au développement intellectuel des générations présentes pour que nos fils ne puissent plus être forcés d’assassiner leurs frères pour les intérêts capitalistes ou dynastiques ; pour des buts contraires à la civilisation et servant seulement au profit, à la soif de domination, à l’ambition d’une minorité.

Ce développement intellectuel les rendra, au contraire, forts et les mûrira pour consacrer, dans la plénitude de leur volonté libre et consciente, leur existence à la lutte pour la liberté.

Mais ce n’est pas seulement parce que nous sommes des mères et parce que nous préparons des triomphes futurs que vous avez besoin de nous. Vous avez aussi besoin de nous pour nous-mêmes, parce que nous sommes une partie des masses qui, comme puissance, doivent se trouver derrière vous. Les armements et la guerre sont des nécessités vitales pour le capitalisme dans sa maturité et c’est au moyen d’eux qu’il espère maintenir son règne. C’est pourquoi il met, avec prodigalité, au service de la guerre, les moyens les plus puissants: les résultats du progrès scientifique, les merveilles de la technique, des richesses sans nombre, des millions d’hommes. Pour ce motif, la guerre que le prolétariat international livre à la guerre ne peut qu’être couronnée du succès, si le prolétariat a recours aussi, dans de grandes actions de masse, à tous les puissants moyens disponibles et qu’il mobilise alors, lui aussi, toutes ses forces. Un mouvement de masses, ayant le plus d’ampleur possible, ne peut se concevoir sans la participation des femmes du prolétariat. Elles forment une partie, la moitié de la masse, et, comme femmes, nous devons, ainsi que nous le faisons pour le travail paisible et obscur de chaque jour, apporter durant les heures de durs et périlleux combats, notre valeur intellectuelle et morale. Camarades, c’est précisément quand les masses doivent défendre notre idéal en faisant les plus grands sacrifices personnels que vous ne pouvez-vous passer de l’appoint que constitue cette valeur. C’est seulement quand la grande majorité des femmes marchera par profonde conviction, derrière la devise : « Guerre à la guerre ! » que la paix pourra être assurée aux peuples. Mais aussi, le jour où la grande majorité des femmes marchera derrière cette devise, celle-ci sera irrésistible.

Les femmes socialistes de tous les pays se groupent avec un enthousiasme passionné autour de notre bannière conduisant à la guerre contre la guerre. Elles savent que d’autant plus l’impérialisme deviendra la politique dominante positive des États capitalistes, et d’autant plus cette lutte deviendra le centre, un point culminant dans l’œuvre entière de libération prolétarienne. Cette lutte contribuera de façon notable non pas seulement à rassembler les masses, mais aussi à les éduquer toujours mieux. Lorsque le prolétariat s’engage dans ses grandes actions, il n’est pas une puissance d’une grandeur définie, mesurable et pondérable. Sa puissance naît et croît avec les luttes. Pour ce motif, la guerre contre la guerre sera une source vive de maturité croissante et de déploiement de force et elle hâtera la venue de l’heure suprême où le capitalisme qui épuise, qui asservit et qui assassine les peuples devra abdiquer devant le socialisme. C’est précisément parce que dans la lutte contre la guerre nous préparons la victoire future du socialisme que nous autres, femmes, nous nous y rallions de toute notre âme. Pour nous, les femmes, les États capitalistes soi-disant nationaux ne peuvent, encore moins que pour les prolétaires, être la véritable patrie. Nous devons nous créer notre patrie dans l’ordre socialiste qui, seul, nous garantit les conditions de l’affranchissement humain intégral. Nous nous écrions avec impatience et avec passion : Socialisme, que ton règne arrive ! Et, par conséquent, dans la guerre contre la guerre nous serons à l’avant-garde et parmi ceux qui pousseront à l’assaut et nous saluerons d’autant plus joyeusement vos résolutions que celles-ci seront plus fortement marquées au coin de la décision et de la confiance dans la force du prolétariat. Mais ce n’est pas en vain que nous avons passé à l’école de l’organisation commune. Nous sommes donc avec vous si vous pesez judicieusement et sagement. Nous sommes avec vous si vous osez audacieusement. Nous ne manquerons pas, quand l’heure sonnera, d’engager jusqu’à notre dernier souffle, tout ce que nous pouvons, tout ce que nous sommes pour la cause de la paix, de la liberté et du bonheur de l’humanité.

Le grand idéal dont nous servons la cause ne peut être réalisé que si nous nous souvenons de la portée de ces vers : Si l’on craint de risquer la mort, On ne conquerra jamais la vie. »


Décembre 1914, Clara Zetkin lance un appel aux femmes socialistes (1) :

Brochure Les femmes socialistes contre la guerre (Zetkin)

Camarades, soeurs,

Tous les jours dans les pays belligérants et neutres des voix de femmes s’élèvent, protestant contre le terrible massacre des peuples, massacre déchaîné par les Etats capitalistes avides de domination universelle.


Il y a déjà près de cinq mois que dure le duel entre la Triple-Entente et la Double-Alliance et de nouveaux peuples, et de nouveaux pays sont attirés vers le gouffre sanglant.


La guerre emploie les meilleures forces physiques ainsi que les meilleures forces morales et intellectuelles des peuples. Elle absorbe, pour ses fins, toutes les organisations des pays, toutes les découvertes scientifiques et les plus merveilleuses inventions.


La guerre laisse derrière elle des cités en ruine, des torrents de sang et de pleurs, des montagnes de morts et d’estropiés, tels que l’histoire n’en a jamais vu.


La guerre foule aux pieds le bonheur de millions d’hommes et déchire les traités internationaux. Le sabre devient le maître des consciences, les peuples « adorent ce qu’ils ont brûlé et brûlent ce qu’ils ont adoré ».


La guerre souille toutes les grandes idées, nées dans la joie et la douleur des innombrables générations de toutes les races et de toutes les nations, les idées qui ont élevé l’homme au dessus de la Brute humaine et devaient délivrer l’Humanité.


Que sont devenus les préceptes du Dieu chrétien : « Tu ne tueras pas ! », « Aime ton prochain » ?


Que sont devenues les généreuses doctrines sociales proclamées par les plus grands et nobles penseurs de toutes les nations civilisées ?


Qu’est devenue la Fraternité internationale des prolétaires de tous les pays, en qui nous avons tous espéré ?


Au fur et à mesure que la guerre se poursuit, les phrases sonores et les principes qui en cachaient le sens capitaliste s’effacent et laissent entrevoir la vérité. Les masques tombent, le beau voile qui a égaré tant de monde se déchire et la guerre apparaît dans toute sa nudité hideuse comme une guerre offensive pour la possession de l’empire mondial.


Femmes socialistes de tous les pays, nous ne sommes nullement responsables du malheur qui, comme un fauve, dévore les peuples. Ce n’est pas notre faute. En nous retirant les droits politiques, ne nous a-t-on pas retiré le moyen de décider de la Guerre et de la Paix ?


Oui ! devant les champs dévastés, devant les villes et les campagnes en ruine, devant les hécatombes de corps mutilés nous pouvons décliner toute responsabilité de cette guerre. En restant fidèles à notre Idéal socialiste, n’avons nous pas lutté de toute notre force pour la conservation de la paix ?


On ne trouverait certainement pas, parmi nous, une femme de quelque nation que ce soit, qui n’aurait lutté et ne lutterait, joyeusement et consciemment pendant toute sa vie, pour empêcher cette catastrophe : la guerre mondiale.


Non ! La paix du monde nous a toujours été bien chère. Elle était pour nous le résultat et la garantie de la Fraternité internationale des travailleurs de tous les pays, et cette Fraternité internationale est le seul moyen de mettre en pratique les principes du Socialisme auquel nous aspirons de toute notre âme.


En raison de nos aspirations, la guerre et ses horreurs n’a pas mis de mur entre nous. Non trompées par le bruit des Batailles, par les discours sonores et l’exaltation chauvine des masses, nous gardons, dans tous les pays, notre vieil idéal socialiste resté intact.


De partout, à travers les ruines et les ruisseaux de sang, nous nous tendons une main fraternelle, unies par notre conception socialiste et notre ferme résolution : « En avant vers le Socialisme » !


Notre action commune devait se coordonner à Vienne, où notre Conférence Internationale aurait été inspirée par la volonté ferme de conserver la paix. La guerre mondiale l’a empêché, mais, aujourd’hui, notre désir de paix doit guider notre action.


Nous, Femmes socialistes, nous devons, dans tous les pays, grouper les femmes et nous lever contre cette folle guerre mondiale.


Des millions de bouches doivent crier : « Assez de tueries ! Assez de ruines ! La guerre ne doit pas continuer jusqu’à l’extinction complète des peuples jusqu’à la dernière goutte de sang. La Paix ! La Paix durable !… »


Par conséquent, pas d’attentat contre l’indépendance et l’honneur d’aucune nation ! Pas d’annexion !


On ne doit pas imposer la paix à des conditions déshonorantes, cela prolongerait la rivalité des armements et pourrait être la cause de complications internationales.


Place au travail paisible ? Le chemin libre au fraternel rapprochement des peuples et concours réciproque pour l’épanouissement de la culture internationale.
Sans doute, nous n’avons presque nulle part de droits politiques, néanmoins notre influence sociale est grande. Profitons de chaque circonstance pour agir sur nos amis, sur notre entourage, poussons même notre activité jusqu’à l’action publique.


Nous devons employer tous les moyens d’action : parole, écrits suivant les conditions du pays.


La vague chauvine ne peut nous intimider ni nous effrayer. Elle ne peut non plus nous entraîner vers le patriotisme d’argent, vers les politiciens avides de pouvoir et les démagogues inconscients. Au contraire, en face de ce nationalisme déchaîné, nous devons élever notre voix pour la défense de la civilisation, bien des peuples et produit des nations. Nous devons développer fièrement nos revendications socialistes.


La folie, la sottise et l’accaparement nous poursuivront dans tous les pays, nous injuriant, nous traitant de « sans patrie ». Soit ! Nous savons que par notre travail pour la paix, nous servons mieux notre pays que ceux qui, dans un enthousiasme guerrier, brandissent un glaive meurtrier, humilient et déshonorent d’autres nations.

Si les hommes tuent, les femmes doivent lutter pour la paix ; si les hommes se taisent, notre devoir socialiste est d’élever la voix.


CAMARADES, SŒURS ! Tenez la parole que vous avez donnée au Congrès International, tenu à Berne, pour la paix !


Vous avez dit : « Nous, femmes socialistes, dans la lutte contre la guerre, nous serons toujours au premier rang parmi les plus irréconciliables de ses ennemis ».

Clara Zetkin,
Secrétaire Internationale des Femmes socialistes.


Edit août 2025 :

Sur Mediapart, un article d’Amélie Poinssot, Face à la boucherie de 14-18, les appels à la paix de la communiste Clara Zetkin, donne beaucoup de précieuses informations.

En voici le début :

 » Elle fut l’une des grandes figures de la gauche allemande, passée par Paris, la Suisse et la Russie soviétique, où elle s’éteint en 1933. Au cours de sa vie, Clara Zetkin, à qui l’on doit la journée internationale des droits des femmes, n’a pas cessé de se mobiliser contre la guerre.

Bâle, novembre 1912. Dans la cathédrale de la ville suisse sont rassemblés plus de cinq cents socialistes venus d’une vingtaine de nations différentes. Les bruits de bottes se font alors de plus en plus sonores sur le continent européen.

Quelques semaines plus tôt, l’empire ottoman a commencé à se fissurer tandis que l’Autriche-Hongrie progresse dans les Balkans. Que peut-on faire contre la guerre ?

Sous les hautes voûtes gothiques du lieu prêté par l’évêque de la ville et couvert de banderoles politiques, une voix se distingue, suscitant une tempête d’applaudissements. C’est celle de la socialiste allemande Clara Zetkin. À 55 ans, cette journaliste qui a derrière elle un long parcours militant du côté de l’aile gauche de la social-démocratie et a lancé, deux ans plus tôt, l’idée d’une journée internationale dédiée aux femmes, entame une vibrante dénonciation de la guerre.

« Nous ne pensons pas seulement aux corps écharpés et déchiquetés des nôtres, nous pensons tout autant à l’assassinat en masse des âmes, qui est une conséquence inévitable de la guerre, dit-elle. Il menace ce que, en notre qualité de mères, nous avons semé dans l’âme de nos enfants, ce que nous leur avons légué comme l’héritage le plus précieux de la civilisation et du progrès de l’humanité, c’est-à-dire la conscience de la solidarité internationale et de la fraternité des peuples. Cet idéal est avili, souillé, tué par la guerre. »

Deux décennies plus tard, Aragon relatera la scène dans son roman Les Cloches de Bâle. Point d’orgue magistral d’une fresque fourmillante sur la France des années 1910, le discours de Clara Zetkin marque la naissance, pour lui, de « la femme de demain ». Ou plutôt, ajoute-t-il, de « la femme d’aujourd’hui », celle qui est l’égale de l’homme. Et de terminer son histoire sur ces mots : « La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante. Et c’est elle que je chanterai. »

En lutte pour la paix et contre le capitalisme

Qui est donc cette incarnation de la « femme moderne » dans laquelle Aragon voyait « les yeux de toute l’Allemagne ouvrière, bleus et mobiles, comme des eaux profondes traversées par des courants » ?

Quand le poète la met en scène, en 1912, Clara Zetkin se trouve à un moment clé de son parcours. Observant la course aux armements allemande, celle qui prône depuis des années la révolution se met à voyager pour mobiliser contre la guerre. Le conflit est évitable et le pacifisme lui apparaît comme la seule voie possible, la seule attitude digne qui vaille, la grande cause à défendre pour les classes travailleuses.

Sa conviction ne fait par la suite que se renforcer : déclaration de guerre de l’Allemagne contre la France et la Russie en août 1914, quelques jours après la déclaration de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie ; crédits militaires votés par le Bundestag en août et décembre 1914, puis en décembre 1915 ; boucherie de la guerre des tranchées ; humiliant traité de Versailles à l’issue du conflit ; montée du nazisme…

Le pacifisme de Clara Zetkin s’aiguise à la lumière des événements des années 1910-1920, pour devenir le point cardinal de sa pensée politique : capitalisme et impérialisme vont de pair, et il n’y a de paix possible que dans une société socialiste.

C’est d’ailleurs l’Union sacrée favorable au conflit et le vote du budget de guerre par les sociaux-démocrates allemands qui actent son divorce avec la social-démocratie, contre laquelle elle n’aura pas de mots assez durs par la suite.

Il faut condamner, écrira-t-elle quelques mois plus tard, « le soutien apporté par les socialistes à la guerre mondiale impérialiste », et plus largement « l’indigence intellectuelle et l’indignité de tous les partis socialistes qui, au son du canon de la guerre mondiale et sous le signe de l’Union sacrée, adorent aujourd’hui ce qu’ils brûlaient hier : la politique impérialiste anti-ouvrière de leurs gouvernements ». Une fois le conflit terminé, c’est en hausses d’impôts que les crédits de guerre se transformeront pour rembourser la dette, et ce sont les classes travailleuses qui en paieront le prix…

La gauche allemande se fracture précisément sur cette position et Clara Zetkin, avec son amie Rosa Luxemburg rencontrée une vingtaine d’années plus tôt, participera activement à la création, fin 1918, du Parti communiste allemand.

Les femmes, remparts à la guerre

Grande oratrice, faisant preuve d’une ténacité peu commune, celle dont les deux fils ont été mobilisés sur le front ne craint pas les voix adverses – y compris au sein de son propre camp politique –, ni ne se laisse décourager par les persécutions qui la visent.

C’est ainsi qu’au retour d’une conférence de femmes pour la paix en mars 1915 à Berne, en Suisse, dont elle est l’instigatrice, elle est emprisonnée en Allemagne pendant deux mois et demi avant d’être libérée sous caution. En pleine guerre, tenir des propos pacifistes est illégal et considéré comme un acte de haute trahison, et les articles de presse appelant à la paix sont censurés.

C’est à l’occasion de cette conférence, à laquelle soixante-dix représentantes socialistes de pays en guerre se sont rendues, que Clara Zetkin prononce l’un de ses plus émouvants appels aux femmes – les seules à même, désormais, d’arrêter le conflit.

Vous devez devenir des héroïnes, des libératrices ! […] Ce que vos maris, vos fils, ne peuvent pas encore dire, proclamez-le des millions de fois.

« Où sont vos maris ? Où sont vos fils ?, clame-t-elle. […] Ils sont déjà plusieurs millions à reposer dans des fosses communes, plusieurs centaines de milliers dans des hôpitaux militaires avec le corps déchiqueté, des membres fracassés, borgnes ou aveugles et le cerveau atteint, infectés par des épidémies ou écrasés d’épuisement. »

Ces hommes qui mènent la guerre, dit-elle encore, « ont été contraints au silence. La guerre a altéré leur conscience, paralysé leur volonté, déformé tout leur être. Mais vous, femmes […] qu’attendez-vous pour clamer votre désir de paix, votre rejet de la guerre ? ».

Et la militante pacifiste de conclure par ces mots : « Vous devez devenir des héroïnes, des libératrices ! Unissez-vous dans une même volonté, une même action ! Ce que vos maris, vos fils, ne peuvent pas encore dire, proclamez-le des millions de fois. »

Le manifeste issu de la conférence circulera par la suite clandestinement en Europe et Clara Zetkin s’occupera elle-même de diffuser 300 000 tracts en Allemagne.

Car même si s’opposer à la guerre est alors passible d’emprisonnement, des mouvements de contestation à la guerre émergent, en Allemagne comme dans les pays de la Triple-Entente – notamment chez les métallurgistes français et au sein du Parti travailliste britannique. »

La suite de l’article d’Amélie Poinssot, Face à la boucherie de 14-18, les appels à la paix de la communiste Clara Zetkin, sur le site de Mediapart.


(1) L’appel fut publié en France par Louise Saumoneau dans la brochure Les femmes socialistes contre la guerre (I). En pdf ci-dessous

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