Sur le site de l’Assemblée nationale, un article autour des « célébrations républicaines » revient sur « La difficile panthéonisation de Jaurès » et éclaire quelques uns des enjeux de la cérémonie.
» Pourquoi alors cette panthéonisation ? Nous voici au coeur même des raisons de la discorde. On ne saurait nier que la République devait réparation à Jaurès : militant de la paix, il était mort pour ses idées ; en 1919, dans l’ivresse revancharde de la victoire, Villain, son assassin, avait été purement et simplement acquitté, au nom du peuple français, par la Cour d’assises, et, conséquence mécanique, Mme Jaurès (dont le fils avait été tué pendant la guerre), condamnée aux dépens.
Mais surtout la synthèse qu’opérait Jaurès entre les diverses tendances du socialisme n’avait pas résisté à la guerre : sa ligne politique, maintenir la paix entre les nations grâce à la vigilance active des masses prolétaires et à leurs actions communes, allant jusqu’à la grève, avait disparu avec lui. La guerre et la formation d’un premier pays à gouvernement révolutionnaire, l’URSS, avaient entraîné l’éclatement de l’ancienne SFIO au congrès de Tours (1920) entre un parti communiste, la SFIC, et une SFIO « maintenue », sous la houlette de Léon Blum. Or, dans cette évolution, la ligne de Jaurès elle aussi avait explosé. Les communistes étaient partisans d’un internationalisme intégral, refusant désormais toute fidélité nationale ; la SFIO, elle, prônait une politique d’entente entre les États – c’est le pacifisme et la SDN – renonçant ainsi à toute action révolutionnaire des masses.
Cependant, Jaurès restait une référence chez les socialistes. Qui allait pouvoir se prévaloir de son héritage ? Déjà, les communistes avaient conservé son journal, l’Humanité. Il fallait réagir. Et ainsi, pour signifier qu’il disputait à ceux-ci l’héritage de sa pensée, le Cartel des gauches, vainqueur aux législatives de mai 1924, eut l’idée du transfert au Panthéon.
Les circonstances faisaient donc que Jaurès transféré au Panthéon était un Jaurès partiel. Les politiques qui y présidaient n’étaient pas forcément, comme dans le cas de Gambetta, les continuateurs de la ligne politique qu’il avait effectivement assumée ; une partie de celle-ci était gommée. Pire, la stratégie étrangère de la nouvelle SFIO était devenue à peu près celle des radicaux, qu’ils soutenaient dans le cadre du Cartel des gauches.
La cérémonie, organisée par un gouvernement présidé par Edouard Herriot, ne manqua donc pas d’éloigner Jaurès le plus possible de la ligne communiste et d’occulter tout ce qu’il avait eu d’opérativement révolutionnaire.
Déjà la façade du Palais Bourbon fut drapée de tricolore, le rouge en bas : ainsi le rouge faisait-il fond au cercueil de Jaurès, sans être non plus autre chose que la troisième couleur du drapeau français : l’ambiguïté commençait.
Mais c’est le discours d’Herriot au Panthéon qui fut le plus révélateur : Herriot ne cessa de séparer la pensée et l’action de Jaurès de celle des communistes : il dressa d’abord un parallèle entre Jaurès et un autre orateur révolutionnaire : Mirabeau ! Il évoqua les mineurs de Carmaux (présents avec leurs drapeaux rouges), mais pour rappeler l’attachement de Jaurès à sa terre natale ! Puis défilèrent l’humanisme de Jaurès (Herriot rappela que Jaurès n’était pas un vrai matérialiste), et son attachement aux institutions républicaines, sur lequel enfin Herriot s’appuya pour rappeler que si Jaurès voulait la paix, il était néanmoins un vrai patriote.
Cette évocation d’un Jaurès quasiment radical fit ricaner la droite et provoqua la colère des communistes. Ceux-ci dénoncèrent « la mascarade » -ainsi Paul Vaillant-Couturier dans un éditorial de l’Humanité- et prirent le parti de défiler à part. La cérémonie, en ce dimanche déjà hivernal de novembre où le jour tomba tôt, attira une foule énorme. Le défilé communiste lui-même rassembla des dizaines de milliers de manifestants, suscitant l’inquiétude des conservateurs. Dès le 25 novembre, à la tribune de la Chambre, Pierre Taittinger dénonça la « saturnale révolutionnaire » à laquelle les Parisiens auraient assisté l’avant-veille. La « menace communiste » ressentie ce jour là lui fit créer dès le mois suivant les Jeunesses patriotes, groupe paramilitaire qui allait faire office de service d’ordre des manifestations nationalistes…
Ainsi, s’il n’y eut pas unanimité des républicains, c’est tout simplement qu’au contraire de ce que voulait Herriot, Jaurès n’était pas lui, une sorte de « république en personne » ; en aucun cas il n’était le grand homme des républicains : s’il avait personnifié quelque chose, c’était le socialisme ! Que du fait du bouleversement de la donne internationale et de l’éclatement de l’ancienne SFIO, plus personne chez les socialistes ou les communistes n’ait été en situation de revendiquer sans conteste la totalité de son héritage n’y changeait rien. Jaurès depuis longtemps n’était plus un radical. La demi-imposture du 23 novembre 1924 fut peut-être ainsi le prix que payèrent les socialistes d’après-guerre pour enlever Jaurès aux communistes et se l’approprier, comme ils étaient, eux, politiquement fondés à le faire. L’affaire échoua parce que l’homme autour de qui, cette fois, on avait voulu faire communier les Français dans la République de Gambetta et de Ferry était allé bien trop loin dans l’action socialiste pour qu’on pût la lui faire incarner. «
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