Jaurès aux soldats de France – Jaurès et l'armée en 1898

Janvier 1898. Tandis que des socialistes, de plus en plus nombreux, s’engagent dans l’Affaire Dreyfus, la désinformation augmente dans la presse anti-dreyfusarde. Les réactionnaires accusent les socialistes de vouloir détruire l’armée. Dans La Lanterne, le 23 janvier 1898, Jaurès prend donc la plume pour s’adresser aux soldats de France. Extraits.

« Soldats de France, vous qui, avec les officiers modestes, laborieux, républicains et probes, êtes la substance et le nerf de l’armée, vous êtes des fils du peuple. Vous faites partie de ce prolétariat ouvrier si durement exploité dans les usines, dans les mines, dans les hauts fourneaux. Vous faites partie de ces travailleurs paysans qui s’exténuent pour un dérisoire salaire sur la terre de maîtres oisifs. Et à peine êtes-vous réunis dans les casernes sous une discipline de fer, sous un Code qui laisse tomber la mort de chacune de ses pages, on essaie de vous persuader que nous, les socialistes, qui voulons l‘émancipation des travailleurs et la vôtre, nous sommes les ennemis de l’Armée, les ennemis de la Patrie. Détestable mensonge !

L’armée, la véritable, c’est-à-dire le peuple organisé pour la défense du sol, c’est nous au contraire qui sommes ses vrais, ses seuls amis.

Ce n’est pas l’attaquer, c’est la servir et la défendre que de dénoncer les fautes des grands chefs réactionnaires, incapables de comprendre la République, incapables de sauver la patrie.

Devrons-nous garder le silence, soldats, quand vos chefs vous envoient à Madagascar sans préparations sérieuses et quand leur imprévoyance vous livre inutilement à la mort ?

Vous savez bien que, toujours aux prises les uns avec les autres, se disputant toujours l’honneur et le profit du commandement, ils usent leur temps et leur pensée en ces rivalités misérables et qu’il ne leur reste pour vous ni loisirs ni sollicitude. Pendant que les chefs de l’infanterie de marine et les chefs de l’armée de terre se querellaient dans les antichambres ministérielles et présidentielles à qui dirigerait l’expédition et agiterait les hauts panaches, ils oubliaient d’emporter pour vous la quinine nécessaire, et, par leur faute, par leur seule faute, vous périssiez de fièvre ou vous déliriez sur les chemins.

Devons-nous garder le silence quand les conseils de guerre fusillent pour un rien, pour un geste, pour une parole de colère, le soldat que souvent la grossièreté ou la brutalité des chefs a exaspéré ?

Pourquoi, je vous prie, l’officier qui frappe le soldat n’encourt-il qu’une peine légère quand le soldat qui lève la main sur un chef tombe sous les balles ? Que signifie ce code inégal et sauvage, calculé, non pour maintenir l’ordre, mais pour organiser la terreur chronique, pour glacer l’âme et la moelle du soldat et pour faire de lui un automate au service de toutes les réactions politiques et sociales ?

Que signifient aussi ces circulaires ministérielles où se reflète l’esprit des grands chefs, et où […] il est dit que les soldats «procurent aux chefs l’avancement et la gloire » ? Quoi ! c’est là votre rôle, et quelle conception aristocratique se font donc de l’armée les États-Majors qui osent publier ces paroles ?

Et vous, officiers honnêtes, qui voulez châtier les gaspillages et les vols, vous savez bien que c’est vous qui êtes suspects, que c’est vous qu’on frappe jusqu’à ce que, découragés, vous sortiez de l’armée. […]

Vous savez bien aussi, officiers et soldats, que, dans l’armée de la République, depuis vingt ans, les républicains, les démocrates, les fils du peuple sont suspects. Nobles et Jésuites recrutent la haute armée, et nul ne monte s’il donne son cour à la République, au peuple, à l’avenir.

Soldats, ce serait vous trahir, ce serait trahir la France et l’armée que de ne pas vous défendre contre la puissance terrible de ces états-majors recrutés par la faveur et la réaction, c’est-à-dire doublement incapables.

En nous dénonçant comme les ennemis de l’armée, les privilégiés mentent. Ils veulent vous animer contre nous et vous isoler du peuple afin de se servir de vous au besoin contre le peuple, afin d’élargir Fourmies s’il est nécessaire et de tourner vos canons et vos fusils contre vos frères du prolétariat marchant enfin à la conquête de la justice. Soldats, ne vous laissez pas égarer par ces fourbes. […]

Nous organiserons la responsabilité des chefs pour que leurs fautes ne soient pas impunies. Nous adoucirons les pénalités monstrueuses d’un code sauvage. Nous rendrons la discipline plus humaine, la caserne moins abêtissante, et nous vous permettrons, sous les drapeaux de la République, de penser, d’être des hommes. Vous participerez vous-mêmes, comme il y a un siècle les fiers soldats victorieux de la Révolution, au choix de vos chefs, et vous les choisirez dans l’élite de la nation républicaine, parmi les fils du peuple les plus instruits et les plus braves, parmi des prolétaires comme vous auxquels la République sociale donnera la haute science.

Alors, vous serez vraiment l’armée de la France, une de cour et d’esprit, ardente, invincible, et si la France socialiste, accomplissant son oeuvre de justice, arrachant la propriété aux oisifs et la donnant aux travailleurs organisés, attire sur elle les colères de la réaction européenne, tous, ouvriers et paysans, d’un même élan, d’un même souffle, vous défendrez et vous sauverez la France devenue vraiment votre France.

Voilà, soldats, quelle est la pensée des socialistes. Voilà pourquoi ils luttent depuis des années contre l’oligarchie des chefs militaires.

Souvenez-vous qu’un peuple est perdu s’il garde à sa tête les généraux du privilège, les généraux de la classe ennemie.

Souvenez-vous que les soldats de la Révolution, pour marcher à la victoire, durent rejeter les cadres d’ancien régime et susciter de leurs rangs des chefs ayant la pensée nouvelle. II est temps, aujourd’hui, si nous ne voulons pas périr, de révolutionner la haute armée par la loi républicaine.

Soldats du peuple de France, ceux-là sont des criminels et des insensés qui comptent sur vous pour confisquer la République, pour plier le socialisme sous une dictature ou pour noyer dans le sang notre grand rêve de justice. »

 

Lanterne_23-01-1898

Ce contenu a été publié dans De Jaurès (textes et discours de Jaurès), avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *