La classe moyenne et la question sociale (1889)

Article de mars 1889, paru dans La Dépêche sous le titre « La classe moyenne et la question sociale ». Il constitue la suite de l’article « Le capitalisme et la classe moyenne ». Jaurès y poursuit sa démonstration et conclut : pas de salut pour la classe moyenne hors l’abolition des privilèges et des abus capitalistes.

J’ai montré que, par le développement du grand commerce et de la grande industrie, par la puissance croissante du capital, par l’invasion prochaine des machines dans le monde agricole, la classe moyenne était menacée de toute part, à la campagne comme à la ville, de déchéance sociale et de dépérissement. Qu’est-ce à dire, sinon que la classe moyenne doit, au même titre que le prolétariat, se préoccuper du problème social ?

Tout d’abord, il est bien naturel que ces petits patrons qui sont voués fatalement, eux ou leurs fils, à devenir ou des ouvriers ou des contremaîtres de la grande industrie, se préoccupent du sort qui est fait aux ouvriers par la grande industrie. Peut-être quelques-uns de ces petits patrons arriveront-ils à sauver leur indépendance, mais c’est à condition que certaines pratiques de solidarité et de mutualité s’introduisent dans la lutte industrielle ; et cela encore fait partie du problème social.

En second lieu, il y a tous les commerçants, petits ou moyens, qui sont ou dévorés ou menacés par les grands magasins ou leurs succursales ; ils sont destinés, un jour ou l’autre, au moins pour une grande part, à être de simples employés dans d’immenses organisations commerciales alimentées par d’énormes capitaux. Ils y seront ou caissiers, ou comptables, ou voyageurs, ou inspecteurs, ou chefs de rayon, ou commis. Dès lors, il est naturel que eux, qui seront peut-être les employés de demain, se préoccupent du sort qui est fait par le grand commerce aux employés d’aujourd’hui.

Je parlais l’autre jour du Bon Marché ; j’y puis trouver un exemple précis de ce que peuvent être les intérêts et les revendications des employés du grand commerce. Sur sa rapide et colossale fortune de 120 millions, madame Boucicaut a laissé 16 millions à répartir aux employés de tous grades, selon leur traitement et leurs années de service. Il en est beaucoup qui ont été réjouis par l’arrivée soudaine d’un petit capital de dix, quinze, vingt mille francs. De plus, madame Boucicaut organisait à leur intention des institutions de secours mutuel et de retraite. C’est très bien ; mais ce legs qu’elle a fait, elle aurait pu ne pas le faire ; et sa générosité même prouve combien est défectueux un mécanisme qui peut ainsi accumuler aux mains d’une seule personne une fortune inouïe, et qui n’associe pas nécessairement à cette fortune tous ses collaborateurs.

Mais ce n’est pas tout : les employés de tous les magasins de Paris ont tenu plusieurs assemblées ; ils ont tenté de se syndiquer pour remédier à l’excès de travail écrasant qui pèse sur eux. Cet excès est la suite inévitable de la concurrence illimitée. Les magasins restent ouverts le plus possible, se disputant les uns aux autres les clients attardés ; si bien qu’après avoir vendu tout le jour et une partie de la soirée, les employés sont obligés de passer une partie de la nuit à tout remettre en place et en ordre pour le lendemain. Il ne reste plus rien, en vérité, dans cette vie surmenée, de ce qui fait le prix de la vie humaine. Si tous les magasins d’une même catégorie adoptaient une heure de clôture raisonnable et uniforme, aucun n’y perdrait, et le fardeau qui écrase les employés anémiés serait allégé.

Or, notez que cet ensemble de mesures, la participation certaine des employés aux fortunes croissantes du grand commerce, la réduction dans des limites tolérables du travail énervant qui leur est imposé, n’aurait pas seulement pour effet d’améliorer et de relever la condition des employés ; il aurait encore cet effet indirect, en ajoutant aux charges des grands capitaux, de permettre aux capitaux modestes de prolonger la lutte. Ainsi, les crises et les douleurs qui naissent des brusques transformations seraient singulièrement adoucies, et la bourgeoisie commerçante marcherait à des destinées moins mauvaises par des chemins moins rudes.

Ce n’est pas tout encore ; il y a une chose que la classe moyenne des commerçants perd peu à peu sous la pression des grands capitaux : c’est l’espérance d’arriver haut.

Le petit commerçant, le moyen commerçant, jadis, espéraient grandir, fonder une maison, non pas écrasante pour les autres, mais considérable. Cette espérance était le ressort de leur activité, la joie de leur vie. Or, sous le poids des grands capitaux, ou bien ils végètent, ou, transformés en employés, ils ne peuvent espérer atteindre jusqu’au sommet ; les sommets sont occupés, en effet, par des conseils de capitalistes, qui savent bien utiliser les facultés ardentes d’une partie de la bourgeoisie laborieuse, mais qui lui barreront toujours le chemin. Le problème ne se pose pas seulement pour le grand commerce, il se pose aussi pour la grande industrie. Elle appartient aux actionnaires, elle est dirigée par des conseils d’administration, c’est-à-dire par des conseils de capitaux ; et, quant à tous ceux qui sont pris sans fortune dans cet immense engrenage, ils ne peuvent avoir l’espérance, quelles que soient leur ardeur, leur intelligence, leur expérience, d’arriver à la direction suprême ou de l’immense commerce ou de l’immense industrie.

Devant la bourgeoisie laborieuse qui voudrait monter, la puissance brute du capital se dresse ; toutes les hauteurs sont occupées ou du moins presque toutes, car le capital anonyme, qui s’est emparé d’abord des plus hautes cimes, s’installe peu à peu sur toutes les cimes secondaires qui restaient encore abordables au seul élan de l’intelligence et de la volonté. De même qu’autrefois dans la marine et dans l’armée les hauts grades étaient interdits à la bourgeoisie comme au peuple, de même aujourd’hui les hauts grades du commerce et de l’industrie, accaparés par une féodalité nouvelle, sont interdits à la bourgeoisie laborieuse comme au peuple.

Il n’y a pas là seulement, songez-y bien, un problème social ; il y a un problème national. Car le jour où ce qu’on peut appeler les hautes fonctions du travail ne pourraient plus être conquises par la seule force de l’intelligence, de la science, de l’activité, de la probité, ce jour-là, faute d’espérance, c’est-à-dire d’aliment, les facultés essentielles de notre race s’épuiseraient. Notre peuple ferait place à je ne sais quelle immense plèbe traînant, sous la redingote de l’employé éteint comme sous le bourgeron de l’ouvrier dompté, le même désenchantement, le même avilissement. Elle serait, de temps à autre, secouée par des réveils de convoitise et de démagogie furieuse ou plate ; elle aurait perdu, avec le respect du travail considéré désormais comme l’esclavage indéfini, le respect d’elle-même et de la vie.

J’entends souvent des esprits superficiels dire : «Tout le mal vient de l’éducation qui est donnée par l’Université à la bourgeoisie française. On veut faire de tous ces jeunes gens des lettrés, des savants, des artistes, des bureaucrates ; on ne leur donne ni le goût du commerce et de l’industrie, ni les connaissances pratiques ; par là, on fait des inutiles et des déclassés.»

Hé ! Messieurs ! prenez-y garde ; ce qui fait des déclassés, dans la bourgeoisie française, ce n’est pas la puissance de l’instruction, c’est la puissance abusive du capital. Vous leur dites : Marchez, allez sur tous les chemins du travail, — et, sur tous ces chemins, se dresse, comme un obstacle infranchissable, la puissance brute du capital anonyme. Il n’y a guère plus de place, dans la jeunesse instruite et pauvre, pour les hautes ambitions honnêtes, qui, certes, dans aucun ordre social, ne se réaliseront toutes, mais qui, même quand elles restent à l’état de rêve irréalisé, sont le ressort de la vie. Tous ceux qui ont de grandes audaces se jettent dans les opérations et les combinaisons de finance, car c’est là que se ramasse, aujourd’hui, aux dépens de la bourgeoisie comme aux dépens du peuple, la force vive de la nation.

Et vous voulez, parce que la bourgeoisie pauvre est abaissée par la puissance abusive du capital, que nous l’abaissions encore par la médiocrité d’une éducation servile ? Je ne dis point qu’il ne faut pas accommoder plus exactement l’éducation des classes moyennes aux conditions du temps présent, mais il faut la tenir toujours très haute. Notre seul espoir, précisément, est que la disproportion s’aggrave encore entre la valeur intellectuelle et morale de la bourgeoisie pauvre et la situation humiliée qui lui est faite par le capital anonyme.

Pourquoi y a-t-il eu une révolution, en 1789, contre la féodalité territoriale et mobilière ? Parce que la bourgeoisie française valait mieux que sa condition. Pourquoi y aura-t-il forcément contre la féodalité capitaliste une révolution analogue, que notre devoir est de préparer en la réglant ? C’est parce que le peuple des ateliers, le peuple des champs, la bourgeoisie laborieuse et pauvre valent mieux, par le cerveau et par le cœur, que la condition sociale qui leur est faite.

Et c’est parce que la République, en élevant les esprits et les cœurs par la liberté politique et la pleine éducation, accélère l’évolution de la justice sociale, que tous ceux qui ont besoin de cette justice doivent rester obstinément fidèles aux institutions républicaines.

Or, ceux qui en ont besoin sont dans la nation l’immense majorité. Les abus, quelle que soit leur étendue, ne profitent qu’à un petit nombre. La France, à la veille de 1789, mourait de privilèges, et les privilégiés n’étaient pas 200 000. La féodalité capitaliste, qui fait tant de mal à la nation, n’est pas utile à beaucoup. Donc, ce n’est point de l’agitation violente et exclusive de telle ou telle fraction sociale, c’est d’une sorte de mouvement national que doit sortir la justice.

De même qu’en 1789 le peuple et la bourgeoisie se trouvèrent unis pour abolir les privilèges nobiliaires et les abus féodaux, de même, à la veille de 1889, le peuple et la bourgeoisie laborieuse doivent s’unir pour abolir les privilèges et les abus capitalistes.

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