Jaurès au Panthéon (1924) – le deuxième assassinat de Jaurès

Le fait d’instrumentaliser certains événements, ou de récupérer certaines réactions populaires justes et fortes, par des gouvernements épuisés soucieux de se refaire une virginité républicaine, politique et morale, n’est pas nouveau.

Nous sommes en 1924. Le Cartel des gauches est au pouvoir. Voilà dix ans que Jaurès a été assassiné. Un anniversaire qui se dessine comme une aubaine pour le Gouvernement : panthéoniser Jaurès permettra de faire profiter ledit Cartel, espère-t-il, de l’aura dont bénéficie le grand socialiste.

Qu’importe que Jaurès ait dit un jour (d’après Aristide Briand), lors d’une promenade :

« Il est certain que je ne serai jamais porté ici. Mais si j’avais le sentiment qu’au lieu de me donner pour sépulture un de nos petits cimetières ensoleillés et fleuris de campagne, on dût porter ici mes cendres, je vous avoue que le reste de ma vie en serait empoisonné. »

Qu’importe donc que cet amoureux de la nature eût préféré être entouré de campagne que plongé dans un sinistre caveau où les Généraux sont bien plus nombreux que les démocrates (quant aux socialistes…).  Le Cartel avait besoin d’un symbole. Et il n’est pas d’usage, quand on a besoin d’un symbole, de lui demander son avis…

La cérémonie, hyper-théâtralisée, jusqu’au ridicule d’une mise-en-scène baroco-kitsch, n’eut pas le succès escomptée. Notamment parce que les communistes refusèrent d’y participer et organisèrent ce jour-là, dans Paris, une autre marche. Que Paul Nizan décrivit dans son roman La Conspiration.

Une phrase du député communiste Renaud Jean synthétise bien l’événement : la panthéonisation de Jaurès sert surtout « à dissimuler derrière son grand nom la carence d’une majorité qui déçoit tous les jours les espoirs que les travailleurs avaient placés en elle. Ainsi les prêtres des religions décadentes, à mesure que leur flamme s’éteint, que leur foi s’abolit, multiplient les images saintes à l’usage des fidèles leurrés. »

Plus clair encore, cet article de l’Humanité du 23 novembre 1924, signé Paul Vaillant-Couturier :

Le deuxième assassinat de Jaurès

Sous couleur de conduire Jaurès au Panthéon, le Bloc des gauches a décidé de faire aujourd’hui pour six cent cinquante mille francs de publicité au ministère bourgeois du Quotidien-Hennessy.

C’est le deuxième assassinat de Jaurès. Poincarré-la-Guerre se hissant sur la pierre du Soldat inconnu, nous était odieux ; François-Albert, insulteur de Jaurès, faisant de sa dépouille une enseigne lumineuse et tricolore pour le gouvernement bourgeois ne l’est pas moins. Mais ceux qui les dépassent tous deux en ignominie ce sont ces socialistes qui, pour les besoins de leur politique de futurs ministres du capitalisme, livrent le cadavre de Jaurès en triomphe à la bourgeoisie qui le fit assassiner.

Aujourd’hui, comme en 1914, les radicaux sont au pouvoir, et c’est la bourgeoisie qui convie le prolétariat, sa victime, à fraterniser avec elle en l’honneur de la dernière curée…

Cérémonie Jaurès Panthéon

Elle a voulu faire bien les choses et, comme le cœur n’y était pas, elle l’a remplacé par la mise en scène hideuse des décors classiques en carton-pâte : tout son Art.

Or, répétons-le pour la centième fois, Jaurès tombé au service d’une prolétariat qui voulait la paix, n’appartient pas plus à M. Renaudel qu’à Herriot. Par sa légende et par sa mort, c’est à la Révolution qu’il appartient.

C’est ce que Paris ouvrier et révolutionnaire notifiera ce soir aux exploiteurs de sa mémoire. Seule, la Révolution a le pouvoir d’exalter les morts tombés pour sa cause. Elle respire une atmosphère héroïque, la mort est pour elle une visiteuse de toutes les heures. Elle porte les victimes sur une épaule et sur l’autre un fusil chargé. Ce qui donne son vrai pris à l’amour qu’elle offre à ses martyrs, c’est sa haine de leur ennemi.

Panthéoniser Jaurès sous le régime de la plus crasseuse bourgeoisie officiant sans les ordres des banquiers américains, remettre aux radicaux – ennemis déclarés de Jaurès vivant – le soin de glorifier Jaurès assassiné, ne voir en Jaurès – ce bouillonnement d’idées, ce renouvellement torrentueux – que l’homme d’une démocratie réformiste figée, c’est bien, comme disent ceux du cartel, faire « un geste symbolique » !

Leur geste ? Le symbole de la confusion parlementaire la plus éhontée, du plus crapuleux abus de confiance, du reniement décisif dans la lutte des classe… Ils n’honorent pas Jaurès. Ils le salissent, ils l’affadissent, ils le maquillent. Ils s’acharnent à rapetisser l’honnête homme à leur taille de politiciens misérables.

Cela dans leur conscience de classe, devant le catafalque aux couleurs impérialistes, les travailleurs socialistes ne le sentiront-ils pas ?

Camarades mineurs de Carmaux et d’Albi qui allez porter le cercueil de celui que vous aimiez, jusque sous les dalles où pourrissent, à côté des rares grands hommes authentiques, tout un tas d’ennemis du prolétariat, vous défilerez enchaînés à l’Etat du cartel des gauches, devant des officiers qui vous haïssent et qui demain, sur l’ordre des organisateurs radicaux ou socialistes de la fête d’aujourd’hui, feront joyeusement ouvrir le feu sur vos grèves.

Huma_23111924

Nous autres, hors du cortège officiel, hautains et méprisants devant la mascarade coûteuse des hommes en place, nous donnerons à la mort de Jaurès la seule commémoration qui ne soit pas une insulte pour lui tant que la Révolution n’est pas faite chez nous.

Nous lui porterons, dans la rue, l’hommage d’une Internationale qui prépare ses troupes à l’assaut, l’hommage d’une classe en bataille à une victime de classe, l’hommage des rescapés de la guerre à l’homme qui tomba pour la Paix.

Nous relierons au souvenir de Jaurès celui des ouvriers frappés par les balles radicales et celui des trente mille travailleurs parisiens déchirés sous les balles versaillaises.

Aussi bien l’itinéraire que nous suivrons, de la Concorde au Panthéon, est-il pour nous un pèlerinage révolutionnaire. Partant de la place de la Révolution, de la rue Saint-Florentin où s’élevait une barricade en 1871, nous accompagnerons Jaurès jusqu’à ce qui fut le réduit de la défense de la Commune sur la rive gauche : le Panthéon.

C’est bien le nôtre ce Panthéon là. Millière y fut fusillé à genoux sous la colonnade par ordre d’un des généraux de cette même armée bourgeoisie avec quoi les socialistes encadrent aujourd’hui leur déchéance confortable.

Mêlant la mémoire de Jaurès à celle de nos martyrs, nous nous souviendrons des millions de morts internationaux de la guerre et de la révolution tombés avec l’assentiment ou par la volonté de la IIe Internationale au service du capitalisme.

Mais ce qu’on doit aux victimes, ce n’est pas le pieux arrêt qui piétine sur place, c’est la ruée en avant. Dans nos seuls drapeaux rouges flotteront aujourd’hui, avec le génie de Lénine et la générosité de Jaurès, les clairs mots d’ordre du prolétariat en marche, à la lumière de la Révolution russe.

Paul Vaillant-Couturier.

Sur ce sujet, voir aussi cet article :

Jaurès au Panthéon : La difficile panthéonisation de Jaurès

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