Extraits du roman de Paul Nizan, La Conspiration. Les pages consacrées à la panthéonisation de Jaurès
(voir à ce sujet ces deux articles :
Jaurès au Panthéon – le deuxième assassinat de Jaurès
Jaurès au Panthéon – la difficile panthéonisation de Jaurès. )
Les mineurs de Carmaux, qui portaient leurs blouses noires du fond et leurs chapeaux de cuir, se rangèrent maladroitement autour du catafalque où les huissiers et les porteurs des Pompes funèbres empilaient les couronnes flétries qui venaient de faire le voyage dans l’ombre glaciale du wagon. Personne ne pleurait : dix ans de mort tarissent toutes les larmes, mais des hommes se fabriquaient des masques. […]
Dans ce grand alvéole de pierre, Laforgue et ses amis avaient l’impression d’être les complices silencieux de politiques habiles qui avaient adroitement escamoté cette bière héroïque et cette poussière d’homme assassiné, qui devaient être les pièces importantes d’un jeu dont les autres pions étaient sans doute des monuments, des hommes, des conversations, des votes, des promesses, des médailles et des affaires d’argent : ils se sentaient moins que rien parmi tous ces types calculateurs et cordiaux. Heureusement, il venait parfois, à travers les murailles et la rumeur étouffée des piétinements et des musiques, comme une rafale de cris, et ils se disaient alors qu’il devait exister dans la nuit une espèce de vaste mer qui se brisait avec de la rage et de la tendresse contre les falaises aveugles de la Chambre ; ils ne distinguaient pas de quels mots ces cris étaient faits, mais ils devinaient quelquefois Jaurès au bout de ces clameurs. […]
Le lendemain, vers le commencement de l’après-midi, ils s’étaient installés au coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel et ils circulaient entre les groupes : ils commençaient à aimer les échos et les chances des grands rassemblements.
C’était le 25 novembre, il faisait un temps gris, les femmes n’avaient pas chaud avec ce petit vent dans les jambes, sous les manteaux. Une voix s’éleva derrière eux : « Un vrai temps de Toussaint… » Une autre voix répondit: « C’est le mois, hein… Un temps d’enterrement, vous pouvez le dire. Il devait faire meilleur le jour qu’il est mort, Jaurès, en juillet 14… »
Dans l’ensemble, on était plutôt satisfait du climat de circonstance, puisque c’était une parade de la mort qui allait se dérouler au départ du Palais-Bourbon pour finir dans les cryptes glacées du Panthéon dans un entassement de banderoles et d’immortelles, et qu’on aime pas les contradictions du ciel et des hommes, les funérailles de printemps au moment où les cimetières fleurissent et les mariages sous la pluie.
La foule était épaisse sur les trottoirs depuis l’Ecole de Droit jusqu’à la rue de Bourgogne : elle attendait patiemment avec sa sagesse de foule, en toussant et tapant du pied, les grands hommes du cortège et les communistes qui s’étaient rassemblés vers midi le long des Champs-Elysées jusqu’au métro Marbeuf, disait-on. Le boulevard était vide comme un lit de rivière à sec. De temps en temps, une voiture sombre de la préfecture passait lentement et ses pneus crissaient sur le sable. On entendit enfin une rumeur qui venait de l’ouest, puis une onde grossissante de cris où il y avait du soulagement, de la colère et de la joie.
« Si c’est la suite de la nuit dernière, dit Rosenthal, ça va faire une belle saloperie.
– Savoir, dit Laforgue. N’oublions pas les gens qui réclamaient Jaurès cette nuit devant la Chambre comme s’ils avaient eu assez de force pour le ressusciter et qui n’avaient pas l’air content… »
Le catafalque roulant arriva, un étrange échafaud rouge et or qui rappelait les appareils civiques de la Révolution française, ses estrades drapées, ses chars baroques de la moisson, de la jeunesse, de la guerre, du patriotisme et de la mort.
Le cortège suivit : c’était un mince ruban d’hommes en deuil et de magistrats, de professeurs, de militaires, où il y avait des képis, des chapeaux haut de forme, des plastrons blancs, des écharpes sur la poitrine, sur le ventre, des hermines, de robes en poult-de-soie, des rubans maçonniques d’un bleu lavé, des médailles, des sabres, des visages célèbres qui jetaient des regards furtifs à droite et à gauche le long de ce torrent pétrifié, vers les deux crêtes mouvantes de poitrines, de têtes, de jambes et de cris qui allaient peut-être déferler sur la chaussée. On pensait naturellement au passage de la mer Rouge et sans doute le président du Conseil n’était-il pas beaucoup plus fier que Moise, avec ce Pharaon et ses chars de guerre qui lui galopaient sur les talons et les deux murailles liquides qui s’impatientaient d’être si miraculeuses, et avait-il hâte d’être arrivé sur la rive du Panthéon.
Un espace vide s’étendit, puis des voix dirent dans les rangs de la foule : « Les voilà! »
Le boulevard s’emplit : c’étaient les ouvriers de banlieue, la masse des quartiers denses de l’est et du nord de la ville ; ils tenaient la chaussée d’un bord à l’autre bord, le fleuve finalement s’était mis à couler. Les gens du premier cortège qui étaient des gens dignes ne chantaient pas, et comme ils chantaient l’Internationale, les locataires de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel, qui n’en avaient jamais tant vu et qui commençaient à ne pas se sentir fiers derrière leurs rideaux à embrasses et leur brise-bise, se mirent à crier des injures et à tendre le poing, mais comme personne n’entendait leurs cris, ces manifestations des sédentaires n’avaient pas autrement d’importance.
Les spectateurs sur les trottoirs ouvraient les yeux et ils lisaient en se tordant le cou les inscriptions des pancartes qui étaient dans ce style : Jaurès victime de la guerre est glorifié par ses assassins, et qui protestaient contre le plan Dawes, le Bloc des gauches, le fascisme, la guerre et réclamaient la révolution et la mise en jugement des responsables de la guerre devant un tribunal révolutionnaire ; peut-être étaient-ce des mots d’ordre légèrement utopiques, mais il n’y avait pas de doute à avoir sur la jeune vérité de ces cris de ralliement quand on se disait que les députés socialistes venaient de voter les fonds secrets de l’Intérieur.
On ne pouvait penser qu’à des puissances drues, à la sève, à un fleuve, au cours du sang. Le boulevard méritait soudain son nom d’artère. Les hommes et les femmes des trottoirs avaient peut-être eu depuis le commencement envie de rester calmes, parce qu’ils étaient venus là en famille, par curiosité, ou par reconnaissance, ou pour voir au passage des hommes célèbres, ou par fidélité aux images sentimentales que Paris gardait de Jean Jaurès et de son canotier et de sa vieille jaquette et de ses poings levés contre la guerre devant le grand ciel du Pré-Saint-Gervais, mais il n’y avait pas moyen de rester calmes.
On a beau être Parisien et habitué aux grandes funérailles, avec tous les ministres, les cardinaux, les académiciens, les généraux qui meurent, aux revues, aux cortèges, il n’y a pas de fièvre qui se propage plus vite que les flammes des grandes processions et comme les manifestants arrivés des Champs-Elysées n’avaient pas songé une seconde à prendre des figures de circonstance, les trottoirs se disaient que Jaurès, s’il revenait tout à coup, serait probablement assez content de voir les gens joyeux d’être deux cent mille en son honneur, et que la chaussée était dans le vrai : c’est pourquoi les trottoirs se laissèrent séduirent après avoir un moment hésité.
Les hommes immobiles ne résistèrent plus aux hommes en mouvement, les spectateurs au spectacle, les taciturnes aux chanteurs, ils descendirent pour connaître le mouvement du fleuve ; Laforgue, Rosenthal et Bloyé perdirent ce qui leur restait de respect humain, ils s’y jetèrent aussi et se mirent à chanter. Plus tard, le président du Conseil monta lourdement les degrés du Panthéon entre deux haies de mineurs qui continuaient à jouer un rôle décoratif et symbolique, et commença à parler ; on le voyait écarter les bras, gonfler le thorax, se frapper la place du coeur, mais on n’entendait pas un mot de son discours au milieu de toutes les gerbes d’acclamations et de huées qui fusaient de partout sur la place noire et grise.
Les manifestants qui avançaient avec la lenteur de la lave jetaient leurs pancartes contre les grilles, et le Penseur qui n’avait jamais eu l’air plus vert, plus affamé regardait vaguement de ses yeux de bronze ce bûcher de bois, de calicot, de carton et d’immortelles qui montaient devant le cercueil de Jaurès comme les béquilles, les ex-voto et les cannes devant un lieu miraculeux. Toute la foule s’écroulait par la rue Valette, la rue de Mortagne-Sainte-Geneviève, la rue Clovis et la rue de l’Estrapade. La nuit commençait à monter, des lumières jaunes s’allumèrent sur cette dislocation. Entre l’hôtel des Grands-Hommes et le coin de la rue des Fossés-Saint-Jacques, Laforgue dit en soupirant : « Il n’y a pas de question… On sait avec qui il faut être.
– Il fallait ce second cortège, répondit Rosenthal, qui se sentait un peu ivre, pour nous nettoyer de notre nuit des ruses… »
Paul Nizan, La Conspiration, 1938.
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